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I

 Match de basket.

Samedi 20 décembre 2014, vingt heures quinze  : 

 

 

Le gymnase Maurice Audin[1]n’avait pas désempli de l’après-midi, ce samedi. Les matches s’étaient succédé  les uns derrière les autres. Le calendrier de la Fédération consacrait cette demi-journée aux équipes féminines. Vingt heures quinze. Dernier match, dernier quart temps. Les dernières minutes. La victoire n’avait pas encore choisi son camp. Les deux équipes de juniors se tenaient coude à coude menant au score l’une après l’autre de trois ou quatre points au maximum. Le match avait commencé avec beaucoup de retard. La nuit d’hiver était arrivée depuis longtemps sans que les parents spectateurs ne s’en aperçoivent tant ils étaient accaparés par les exploits de « leurs filles ». La première place de la poule de brassage se jouait ce soir. Il fallait que les juniors de l’Olympe Stéphanois gagnent absolument ce match pour disputer le championnat régional à compter de janvier sinon elles resteraient en départemental. Leurs adversaires se montraient coriaces. Elles aussi pouvaient prétendre au championnat régional. Les parents et amis des joueuses étaient tous présents et encourageaient les filles stressées par l’enjeu. L’épaisse chute de neige qui était tombée depuis la veille était oubliée. Oubliés les encombrements de circulation, les déblaiements à la pelle, les dérapages intempestifs, oubliée la neige qui continuait à ensevelir la ville. Seul le match comptait !

—  Allez les filles, on défend ! Les bras en l’air ! On ne lâche rien ! Oui, c’est bien, continue, suis-la ! C’est bien ! Passe devant ! criait le public.

—  Oui, comme ça ! Une passe, fais une passe ! Oui, c’est bien ! Vas-y toute seule, percute, oui, vas-y shoote ! Shoote ! Oh …c’est pas grave ! La prochaine fois ça ira ! Allez repliez-vous ! Défense les filles ! continuait-il.

—  On court ! On court ! Allez ! Allez ! La zone ! La zone ! Écartez-vous ! hurlait le coach. Très bien ! Devant ! Devant ! 

—  Oui ! Super ! Trois points ! Allez ! Plus que deux minutes ! On s’accroche ! poursuivait le public enthousiaste. 

—  Dribble pas ! Passe ! Fais passe ! Oui ! Très bien ça ! 

Une faute d’une adversaire donna l’occasion à une poignée de secondes de la fin de prendre définitivement l’ascendant grâce à deux lancers-francs. 

—  Prends ton temps ! Applique-toi ! dit le coach.

Premier lancer. Un swish[2] ! Le public applaudit. La joueuse attendit que le silence soit rétabli. Elle respira profondément. Deuxième lancer. Un autre swish ! Le public se mit debout et exulta ! 93-90 ! Il ne restait plus que sept secondes aux adversaires pour égaliser ! La tension était maximale. Engagement. Rapide montée. Les supporters adverses, voyant le chronomètre s’affaiblir à grande vitesse, se mirent à hurler :

—  Shoote ! Shoote !

Au moment même où la sonnerie commença à retentir, la joueuse tenta le tout pour le tout. Elle lança le ballon aussi fort qu’elle le put. Un air-ball[3] hélas ! Victoire des locaux ! Le championnat régional attendait dès janvier les joueuses de l’Olympe Stéphanois. Elles sortaient premières de leur poule de brassage.

Sur le plancher, on pouvait voir la liesse et le bonheur de l’équipe locale qui entourait son coach. Les filles s’embrassaient, chantaient, sautaient de joie. Sur l’autre banc, plusieurs joueuses étaient affalées et cachaient leurs pleurs et leur déception dans leurs mains.

Les discussions d’après match allaient bon train. On revivait ainsi les plus belles actions encore plus enjolivées par la victoire finale. La joie d’avoir gagné se scandait puissamment « On a gagné ! ». Quelques critiques sourdaient néanmoins, parfois, juste pour permettre d’évacuer le stress que l’incertitude du score avait fait naître. 

—  La meneuse n’était pas en très grande forme quand même aujourd’hui, fit remarquer un parent. Si elle avait sorti son jeu habituel, on aurait eu moins de suspense !

—  Oui, c’est vrai ça. Peut-être que l’enjeu a pétrifié Élodie, répondit Ouardia Kennouche.

—  Et heureusement que votre nièce a fait un match exceptionnel, remarqua un autre parent.

—  Oui, sa main n’a pas tremblé sur le dernier lancer-franc.

—  Et le trois points qu’elle a mis juste avant ! Ça leur a permis de passer devant dans les dernières minutes !

—  Oui, c’est le plus beau match que je l’ai vu accomplir. Tant mieux ! reprit Ouardia.

—  Au fait, la nièce de ta collègue ne joue plus cette saison avec l’Olympe Stéphanois. Elle joue où ? demanda à nouveau le parent qui semblait bien connaître le lieutenant de Police Judiciaire Ouardia Kennouche qui finissait de mettre un bel anorak mauve avec un col matelassé cachant en partie une écharpe de laine blanche à grosses mailles. L’ensemble s’harmonisait élégamment avec le teint mat de la jeune femme.

—  Vous savez, répondit cette dernière, depuis que Maryse Fougerouse s’est séparée de son ami le commandant Hervé Poitevin, beaucoup de choses ont changé. Elle et sa nièce ont quitté le club. Je ne sais absolument pas si elles continuent à pratiquer le basket dans un autre club. Faut dire qu’on ne se voit plus beaucoup, je ne l’ai pratiquement jamais revue depuis cette rupture, il y a maintenant plus d’un an.

—  Drôle de rupture, rapide, soudaine, surprenante. Nous, on n’a rien compris. Ils ont pourtant bien eu un bébé ?

—  Oui, une fille, Camille, qui doit avoir presque deux ans déjà.

—  C’est terrible cette séparation subite, si inattendue. Comment font-ils pour la garde du bébé ? questionna encore le parent.

—  Ils ont défini avec leurs avocats des gardes hebdomadaires alternées, précisa le lieutenant Ouardia Kennouche qui voulait clore la discussion sur ce sujet en concluant : C’est tout ce que je sais. 

—  Vous les connaissiez bien et vous n’avez rien vu venir vous non plus ? revint à la charge le même parent.

—  Non, en effet.

—  C’est elle qui est partie. Et lui comment va-t-il ? insista encore le parent.

—  Oh, pas fort, répondit Ouardia en rougissant suffisamment discrètement pour qu’on ne s’en aperçoive pas. Ça se sent même au commissariat dans son boulot. Il est passé il y a trois mois au grade de commissaire et il n’y a pas eu d’arrosage.

—  Il déprime un peu ?

—  Non on ne peut pas dire ça, pas de déprime, mélancolie profonde, reprit Ouardia en tournant le dos façon à stopper une discussion qui l’importunait.

—  Et vous savez ce qu’elle est devenue après avoir démissionné de la police ? insista infatigable et entêté le parent.

—  Pas exactement à vrai dire, se sentit-elle  obligée de préciser en soupirant. Je crois qu’elle assure des fonctions d’assistante sociale et de formatrice, en quelque sorte, dans une association d’insertion professionnelle, mais j’ignore laquelle.

—  De ce qu’on en voyait, ils semblaient si bien aller ensemble. Enfin, c’est la vie. Elle a sûrement ses raisons. C’est son affaire, enfin … leur affaire. J’espère qu’elle a pris la bonne décision pour elle, qu’elle n’aura jamais aucun regret, continuait le parent intarissable.

—  Faut l’espérer bien sûr, soupira Ouardia en se dirigeant vers la sortie de façon vigoureuse. 

—  Elle a quelqu’un dans sa vie maintenant ?

—  Alors là moi je n’en sais rien, répondit Ouardia Kennouche encore plus agacée par la curiosité du parent.

—  Et lui ? insista son interlocuteur si intéressé par la vie des autres qu’Ouardia se doutait bien que l’ensemble des parents du club connaîtrait sous peu ce qu’étaient devenus Maryse Fougerouse et Hervé Poitevin.

—  Je ne sais pas, soupira-t-elle en se précipitant vers la sortie, bousculant le parent curieux.

—  Oui, ça doit être dur, très dur, fit le parent en hochant la tête et lui emboitant le pas.

Les parents arrivaient vers la porte du gymnase. Ils l’ouvrirent et la longue caresse glacée de la bise les enveloppa. Des bourrasques de neige faisaient virevolter des myriades de moustiques gelés dans la lumière des lampadaires. L’hiver était violent en cette fin d’année. C’était inhabituel. Depuis quelques années l’hiver s’était montré plutôt doux. Les parents coururent et se retrouvèrent dans la salle du bar du gymnase où des boissons et un petit en-cas amenés par ceux de l’équipe locale étaient servis  pour les joueuses des deux camps. Ils attendaient leurs filles qui trainaient aux vestiaires. Ouardia regardait sa montre. Vingt heures quarante-sept. Tard, pensa-t-elle. Plus d’une heure et demie au-delà de l’horaire prévu ! Et dire qu’il allait falloir marcher dans une couche de neige fraîche, épaisse de plus de cinquante centimètres par endroits ! Il lui tardait de rejoindre son appartement place Buisson. Ce n’était pas très loin, mais quand même ! Elle était venue à pied, elle repartirait avec le même mode de transport. Elle regarda au travers de la vitre. De gros flocons virevoltaient encore, mais elle tenait à embrasser et féliciter sa nièce avant de partir.

 

****

 

Tout à coup une déflagration d’une violence inouïe eut lieu, toute proche, assourdissante. 

Tout le bâtiment en fut secoué. Ouardia en fut déséquilibrée. La vitre devant elle explosa. Les coupes gagnées par le club tombèrent des étagères sur lesquelles elles avaient été disposées. Quatre parents se retrouvèrent au sol. Une épaisse fumée apparut sous la porte conduisant aux vestiaires. La surprise était si forte que personne ne cria. Silence de plomb. Les parents étaient sous le choc. Ouardia se précipita en direction de la porte. Un papa réussit à l’ouvrir. Elle s’y engouffra et se trouva instantanément enveloppée de fumée du fait de l’appel d’air que l’ouverture avait provoqué.

—  Oh ! oh ! les filles ? Répondez-moi ! Oh ! oh ! les filles ! hurla-t-elle.

Aucune réponse. Ses yeux pleuraient. La fumée était âcre. Pas simplement composée de poussières. Une odeur de brûlé lui prit le nez. Elle toussa à fendre l’âme. Difficile d’aller plus loin de ce côté. Elle recula. Ferma la porte. Elle courut vers l’extérieur, contourna le bâtiment et ouvrit la porte donnant directement accès dans le gymnase. Elle fut frappée de stupeur. 

 

Il neigeait dans le gymnase. Un pan entier du toit avait été soufflé par l’explosion. Les murs donnant accès aux vestiaires étaient effondrés. Des flammes déjà conséquentes attaquaient les poutres de bois du plafond qui jonchaient ce qui avait été le parquet quelques instants auparavant. Impossible de passer par là. Elle prit son portable et appela directement le 18.

Ouardia revint au bar. 

—  Qu’est-ce qu’il y a ? demanda un parent inquiet.

—  Il y a eu une explosion dans le gymnase, répondit-elle brièvement devant les parents incrédules. Restez là ! leur ordonna-t-elle retrouvant ses réflexes de policière aguerrie.

Elle prit un torchon sur l’évier, le passa sous l’eau et le mit sur son visage. Elle entreprit de passer à nouveau par la porte du fond qui débouchait sur le couloir des vestiaires. La chaleur commençait à monter.Elle n’avait pas sa torche de service sur elle et avançait dans le noir à la seule lumière de l’écran de son portable. Elle tenta d’ouvrir le premier vestiaire. La porte lui résista. Elle n’était pourtant visiblement pas fermée à clé. 

—  Oh ! oh ! il y a quelqu’un ? Oh ! oh ! les filles répondez-moi ! hurla-t-elle.

Pas de réponse. Elle passa au second vestiaire. Un père de famille l’avait rejointe.

—  Oh ! oh ! il y a quelqu’un ? Oh !oh ! les filles répondez ! hurlèrent-ils ensemble.

Elle commençait à avoir des difficultés pour respirer. Il lui sembla entendre un murmure faible.

—  Oh ! oh ! les filles ? Vous êtes là ? demanda-t-elle encore.  Leïla ? Où es-tu ? Leïla ?  réponds-moi, reprit-elle.

—  Oui, ici, ici …Ouar…Ouardia … j’ai mal … Ouardia ! fit la voix.

Ouardia tenta plusieurs fois d’enfoncer la porte. Elle y mettait toutes les forces dont elle disposait. Elle ne réussit qu’à l’entrebâiller faiblement. Elle y cala son pied et s’appuya dessus tant qu’elle put. Le père de famille vint l’aider et la porte s’entrouvrit sous son coup d’épaule. Il avait réussi à dégager un passage étroit. Elle eut bien du mal à s’y faufiler. Un amas de blocs de béton avait recouvert le vestiaire. Pliée en deux, elle avança en tendant le bras. Elle toucha une main qui se tendait vers elle.

—  Leïla ?

—  Oui, Ouardia. Oh ! ce que j’ai mal. J’ai mal !

Des flammes de plus en plus fortes menaçaient de venir dans le vestiaire. Elle ressortit. Courut jusqu’au bar. Prit un extincteur.

—  Venez, vite ! Je passe devant, hurla-t-elle aux parents qui, après être restés médusés, commençaient à crier. 

          Sans savoir ce qui s’était passé exactement, ils avaient compris que la situation était grave.

Elle donna l’extincteur à un parent qui, l’utilisant comme levier, réussit à ouvrir le premier vestiaire. Laissant des parents y pénétrer, elle reprit l’extincteur et rejoignit sa nièce. Elle ne pouvait rien faire pour la dégager. À la lueur grandissante des flammes, elle voyait l’immense bloc de béton sous lequel une jambe de sa nièce était prisonnière, broyée. Elle brandissait l’extincteur en direction des flammes, tout en les aspergeant, afin de les tenir à distance. La sirène des pompiers retentit alors. Ils n’étaient pas très loin. Eux, ils auraient le matériel nécessaire et pourraient peut-être faire quelque chose. On entendait les hurlements de désespoir des autres parents. Reprenant son sang-froid, elle sortit pour renseigner les pompiers et décrire l’état du gymnase soufflé par cette explosion. Le colonel des pompiers dit : 

—  C’est terrible ! Les malheureux ! On attaque des deux côtés à la fois. Faut des appareils de levage !

Ouardia était à bout de nerfs et épuisée se laissa tomber dans la neige à genoux. 

Saint-Étienne, Gymnase Maurice Audin, l’explosion avait eu lieu à vingt heures quarante-sept ce samedi 20 décembre très exactement.

 

 

 

 

[1]Maurice Audin (1932-1957) mathématicien français né en Tunisie, assistant à l’Université d’Alger. Membre du PCF il est arrêté au cours de la bataille d’Alger le 11 juin 1957. Selon les historiens comme Pierre Vidal-Naquet, il meurt durant son interrogatoire. Le général Aussaresses a affirmé, le 8 janvier 2014 dans le cadre d’un Grand Soir 3 au journaliste Charles Deniau, avoir donné l’ordre de le tuer annulant ainsi la thèse de son évasion soutenue par l’armée française. Élève de Henri Cartan et de Laurent Schwarz, sa thèse (portant sur les transformations linéaires et les ensembles de Noether associés) est soutenue in abstentia et obtient la mention « très honorable » le 2 décembre 1957 à la Sorbonne. (Mais ne cherchez pas, il n’existe pas de gymnase de ce nom à Saint-Étienne.)

[2]Le ballon entre sans toucher l’anneau.

[3]Le ballon ne touche ni le cercle ni le panneau ni le filet.

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