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I- Promenade le long du Cher.

31 août 

 

J’arrive trempé en haut de l’escalier. Pour une fois ce n’est pas de sueur ! Je n’ai pas pu échapper aux gouttes de l’orage. Depuis le début de l’après-midi de gros nuages noirs s’étaient accumulés au-dessus du village. Ce n’était pas la première fois depuis le début de l’été.  Mais chaque jour ils allaient crever plus loin. Aujourd’hui la pluie s’est abattue violente, cinglante et rafraîchissante. Elle ne suffirait néanmoins pas à reverdir prés et champs jaunis par la canicule. Même en courant je n’avais pu échapper au rideau liquide qui s’était abattu sur la bourgade ensommeillée. Un tour de clé, un grincement de porte et me voilà chez moi ! Me voici dans mon perchoir, dans mon poste d’observation en haut de la vieille tour carrée vestige de l’ancien château fort. Boire goulument un verre d’eau calme un peu ma respiration. Dire qu’il a fallu attendre la fin du mois d’août pour retrouver un peu d’humidité. Mais l’essentiel pour moi n’est pas là, je n’ai pas de jardin à entretenir.

Et encore je n’ai rencontré la pluie qu’en arrivant au village. J’ai eu de la chance ! Tout s’était déroulé comme je le prévoyais en début d’après-midi et, depuis, elle avait dû effacer les traces de sang sur le rocher en contrebas, sur les rives du grand parc de Bléré au bord du Cher. Le chat de Jules Pérez aura une sépulture bien humide ! Nathan tu es bien naïf ! D’accord, l’empoisonnement de ton chien a bouleversé ta famille et en particulier toi qui adorais ce labrador.  Mais enfin, Nathan, écraser la tête d’un chat et l’éventrer c’est vraiment de la sauvagerie ! Je suis persuadé que tu ne l’aurais pas fait si tes parents n’avaient pas dit, sûrement devant toi, que le coupable était Jules. Tu es vraiment un nigaud, un gobe-mouche, t’es pas finaud c’est vrai, mais là t’as été bête comme tes pieds. C’était facile de se venger d’un pauvre hère qui squatte une caravane dans le camping de Saint-Héand–sur-Cher ! Il faudra que je m’occupe plus sérieusement de toi Nathan, et aussi de ta famille. Mais je n’aimerais pas jouer au flic dès mon retour !

Ah ! Saint-Héand ! Mon village natal où je suis de retour après onze années d’absence ! Tiens pour fêter ça, je me verse un doigt de whisky ! Onze ans déjà et pourtant le village a très peu changé. Certes, en haut de la côte, une halle des sports avec une salle de spectacle moderne, une bibliothèque et une maison de santé ont poussé ces dernières années. J’ai même aperçu quelques bâtiments industriels. C’est nouveau ça ! Il faudra que je me renseigne. Par ailleurs, la D976 creuse encore son sillon entre les maisons que j’ai toujours connues. Les commerces eux-mêmes n’ont pas changé. Bien sûr la brasserie « Les trois cors » n’existe plus. Un kébab a pris sa place. Il m’a été facile de déterminer à l’avance où je voulais m’installer lorsque j’ai été nommé au commissariat de Tours. Cela ne fait même pas un mois que j’ai pris mes fonctions. C’est que je l’ai attendu cette mutation ! Je l’ai fabriqué pour ainsi dire, et j’ai réussi au-delà de toute espérance ! Et tout se passe bien, le commissaire Poitevin m’a bien accueilli. Il a l’air plutôt sympa et laisse prendre des initiatives à sa brigade. « Bienvenue chez nous, lieutenant Gonthier » a-t-il dit en me présentant. « Je crois qu’il serait plus juste de vous souhaiter un bon retour chez vous puisque vous êtes originaire de Saint-Héand–sur-Cher. » avait-il ajouté. Il adjoint en permanence « sur-Cher » au cas où on l’ignorerait et où on pourrait confondre ! C’est comme Sainte-Maure, pas besoin de rajouter en Touraine. Pour moi il n’y a qu’un Sainte-Maure ! Forcément ici en Touraine ! D’accord, je sais qu’il y a un Saint-Héand vers Saint-Etienne. Poitevin en parle quand il évoque son séjour là-bas. Mais ce n’est pas une raison, ici il n’y a qu’un Saint-Héand ! Le mien, où j’ai passé mon enfance et ma jeunesse ! Poitevin avait lu avec application ce qui est mentionné sur mon CV ! Ainsi sans le savoir il a prononcé des conneries ! Je n’ai rien rectifié bien évidemment. Dans la brigade, l’ambiance est bonne, plutôt décontractée, tout le monde ou presque, s’appelle par son prénom, on me donne du Stéphane par-ci, du Stéphane par-là, voire même du Steph ! Ce n’est pas pour me déplaire et ça facilite mon intégration. Je ne fais pas d’éclat, je me noie dans la masse.

Bon, je ne vais pas m’occuper de cette histoire du chat de Jules Pérez étripé par Nathan Millet cet après-midi. Un sourire me traverse l’esprit, pour ainsi dire, j’ai d’autres chats à fouetter ! Et ce sont des choses bien plus importantes ! 

Il reste un dernier carton de mon déménagement qui n’a pas encore été ouvert, je sais ce qu’il contient. C’est le moment de retrouver tous les objets, toutes les lettres et tous les documents que j’ai lus et relus durant ces onze dernières années en me jurant de revenir un jour à Saint-Héand–sur-Cher. Si le pâtissier, Adam Millet, se doutait de ce qu’il y a dedans ! Sacré Adam !  Tu ne serais pas le seul à t’inquiéter ! Le pharmacien, le boulanger, le garagiste et bien d’autres personnes trembleraient en me reconnaissant. La liste est longue. Mais voilà, personne ne peut me reconnaître ! Et dire qu’Hervé Poitevin m’a demandé si j’étais marié ou si j’avais une copine ! Alors Adam qu’est-ce que j’ai répondu d’après toi ? Sois tranquille je n’ai rien dit, j’ai répondu non, tout simplement non. Et vois-tu Adam, il n’a même pas fait de remarques sur mon service en Guyane et les promotions acquises avant que je ne sois nommé au commissariat de Rennes. Aucune question. Tout est comme il faut, comme prévu. Je suis persuadé que bien peu de gens viendront visiter mon appartement. Aussi tu vois, Adam, je vais accrocher au mur cette grande photo que tu connais bien parce que tu as eu la même chez tes parents qui étaient déjà pâtissiers. À Saint-Héand–sur-Cher on est pâtissier de père en fils ! Nous aussi nous sommes tout souriants sur cette image, c’était, pour ainsi dire, le bon temps !

Quand j’aurai fini de vider le carton j’irai faire une ballade le long du Cher, une sorte de pèlerinage, parce qu’il faut que je réfléchisse calmement. Je vais répartir son contenu dans différentes cachettes de l’appartement connues de moi seul. Je les exhiberai à bon escient à qui de droit et le moment venu. 

 

****

 

Je descends au pas de course les soixante-sept marches de l’escalier qui mène à mon nid. Un escalier en colimaçon dont l’étage du bas est en pierre de tuffeau et date du XIIe siècle. C’est que j’habite une demeure classée aux monuments historiques ! Excusez du peu ! L’imposant champ de foire n’a plus les platanes de ma tendre enfance. On minéralise tout dans les villes et les villages alors qu’il faudrait planter des arbres pour faire face au réchauffement climatique. On marche sur la tête ! C’est une vaste place qui sert pour le marché du vendredi matin. La pluie a été forte mais brève.  Le goudron est déjà sec.  Je longe le bâtiment renaissance qu’occupe la mairie, puis la banque au niveau de laquelle je traverse la D976. La circulation est très faible. De l’autre côté me voici face à la pâtisserie. Un coup d’œil me renseigne sur la qualité des gâteaux. Pas mal du tout ! De toute façon il faudra que je vienne les goûter. Monsieur Adam Millet m’en voudrait si je ne le faisais pas ! Hein mon ami Adam, mon très cher ami ! J’ai déjà quelque chose à régler avec Nathan ton fils. On verra ce détail plus tard. Je passe en l’ignorant devant la pharmacie Ouvrard. Ambre est-elle restée aussi belle que je l’ai connue ? Je ne m’attarde pas non plus à la devanture du boulanger. Je tourne en main droite pour rejoindre le bord du Cher par le petit chemin herbeux situé entre le magasin de Gabriel Guignard et un magasin de vélos, vente et location de cycles. Ce magasin n’existait pas quand j’ai quitté le village. Il faudra que je fasse connaissance avec ce nouveau commerçant monsieur Ethan Takessian. Sûrement d’origine arménienne. Ce n’est peut-être pas autant le hasard que ça. 

Me voilà au bord du Cher. Avec la chaleur de l’été, des semaines de canicule, il est à un niveau extrêmement bas. Le sable et les algues se disputent son lit. Les plages de Bléré et de Montrichard ont même dû être fermées quelques temps. Je marche sur l’ancien chemin de halage qui permettait autrefois aux chevaux de tracter les gabarres ou autres toues cabanées[1], anciens bateaux qui descendaient le Cher ou la Loire jusqu’à Nantes. Il longe le Cher devant les jardins situés derrière la pharmacie, la pâtisserie, le garage et le supermarché. Malgré les arrosages, nocturnes et clandestins compte tenu de l’arrêté d’interdiction de la préfecture, les potagers sont en mauvais état. Les plants de tomates, ceux de courgettes et tous les autres sont peu développés et de nombreuses feuilles sont déjà jaunies. Sans m’en apercevoir je suis déjà rendu à la maison éclusière de Saint-Héand. Cela fait bien longtemps qu’elle ne répond plus à sa fonction. Elle a été transformée pour accueillir deux gîtes. Je descends vers le quai. Je m’assois, sors mon paquet de tabac à rouler. Décidément je serai un éternel fumeur maladroit et ma cigarette est tordue comme d’habitude. Elle ressemblerait même plutôt à un pétard ! La flamme de mon briquet se propage au bout de la cigarette à la vitesse d’une fusée au décollage à Kourou et il s’en faut de peu que ma moustache ne prenne feu ! Et ça il ne le faut surtout pas ! Cacher mes cicatrices, c’est absolument impératif ! Pas seulement pour des raisons de beauté. Je tire de grandes bouffées en contemplant l’ondulation de la rivière indiquant l’emplacement du barrage à aiguilles. Le débit de l’eau a été si faible cet été que le barrage n’a pas été mis en place. Les aiguilles de châtaignier sont entassées à côté de moi. Le saule pleureur a perdu de nombreuses feuilles qui se mêlent jaunes et brunes sur les algues du bord. Cette année les peintres amateurs ne pourront pas le croquer devant le miroir du barrage. Derrière la maison éclusière j’aperçois deux voitures dont l’une est immatriculée en Angleterre. Les touristes sont encore présents. Je me lève, jette mon mégot dans la rivière et l’accompagne des yeux dans sa descente vers Tours.

Une haie bocagère longe désormais le chemin. Je suis seul.  La pluie a fait fuir les piétons et les cyclistes qui suivent les pistes du « Cher à vélo ». Je passe devant le camping. Il y a encore quelques caravanes mais bien peu de tentes. Dans ce camping comme dans beaucoup d’autres l’espace est occupé par de nombreux mobil-homes. Une voiture est garée devant certains. Presque au bout du camping, dans un coin abandonné, entourée d’un capharnaüm invraisemblable je trouve la caravane de Jules Pérez. C’est un inventaire à la Prévert !  Vieux outils, ferrailles en tous genres à moitié rouillées, roues de vélos sans pneus, de vieux moteurs qui avaient dû appartenir à des groupes électrogènes, un grand nombre de cannes à pêche dont il manque parfois les scions, des sacs poubelles à moitié pleins et sous un auvent miteux, une vieille table de camping contre laquelle est appuyé un vélo dont les sacoches pendent lamentablement. Cela correspond à ce que j’avais appris. Jules se déplace à vélo et pêche dans le Cher. Cette année il n’a pas dû ramener beaucoup de poissons ! Jules semble être absent. Peut-être cherche-t-il son chat ? J’en souris subrepticement mais tristement ! Mon pauvre Jules, ta vie n’a jamais été vraiment florissante, mais là maintenant, c’est la désolation !

Il est temps de faire demi-tour car les magasins vont bientôt fermer. J’ai envie d’une gourmandise pour ce soir ! La sonnette de la porte de la pâtisserie a fait venir une dame derrière la banque. Je la reconnais. Pas elle. Normal. C’était une fille venant de Villefrault, une Perreux. À l’époque elle tournait autour du bel Adam Millet. Lui ne la considérait pas. Mais elle a réussi à lui mettre le grappin dessus ! Bravo Nathalie ! Ça n’a pas dû être simple pour toi. Mais te voilà casée avec l’homme que tu convoitais !

—   Bonjour je voudrais deux éclairs au chocolat s’il vous plaît.

Un seul ne me satisferait pas ce soir ! J’hésite, pas longtemps, je pousse la porte voisine de la pharmacie. Sur la vitre il est marqué : Ambre Ouvrard, docteure en pharmacie. Ambre est là. Elle est belle, toujours aussi belle avec un peu plus de maturité. Ambre tu étais la plus belle des concurrentes. Je reconnais bien aussi ta voix veloutée.  J’espère que tu ne reconnaîtras pas la mienne !

—   Bonjour monsieur que puis-je pour vous ?

—   Je voudrais… du paracétamol, une boite s’il vous plaît. Du mille.

Il fallait bien que je demande quelque chose. Demander une boite de condoms aurait trop attiré son attention ! Je rigole de ma blague en traversant le champ de foire à pas lents. Je passe à côté d’un groupe de personnes en pleine discussion. Une dame d’un âge certain arrête son bavardage pour m’interpeler.

—   Bonjour monsieur.  Alors vous vous y faites à votre nouvel appartement ? Avez-vous pris vos marques à Saint-Héand ?

La vieille qui vient de m’apostropher a des cheveux à reflets bleutés. Le shampoing déjaunissant y est pour quelque chose. Le rinçage a été insuffisant ! Elle a le visage mangé par les rides mais de jolis yeux bleus pétillants.

—   Oui merci madame. Tout va bien.

—   Et, si ce n’est pas indiscret de vous le demander, vous travaillez où ?

—   À Tours, je réponds tout en continuant à marcher.

—   Voilà pourquoi on ne vous voit pas souvent ici.

—   En effet. Bonne soirée madame.

—   A vous aussi monsieur.

J’accélère le pas. Je n’ai pas envie de discuter, de trop en dire. Me voici vite chez moi, juste un peu essoufflé. Je vais immédiatement à la fenêtre.  Je domine le champ de foire. Le groupe de personnes en discussion dirige ses pas vers la pâtisserie. Je les vois discuter plusieurs minutes avec Nathalie Millet. Il y a fort à parier que je suis au centre des paroles échangées ! Ça jacasse, ça palabre, ça colporte et ça suppute ! Saint-Héand réveille-toi !  Le moment est venu de songer à ton passé ! Je vais m’y employer. Lentement mais sûrement.

 

[1] Une toue ou toue cabanée est un type de bac servant de bateau de pêche fluvial traditionnel de la Loire, avec ou sans cabane.

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